À l’origine de l’un des plus gros braquages numériques de l’histoire récente, un adolescent discret, fan de voitures de luxe, issu de la communauté Minecraft. Récit d’une enquête tentaculaire par le New York TImes entre serveurs Discord, failles de sécurité et enlèvement en plein jour.
Un kidnapping absurde dans une banlieue tranquille
Le 25 août 2024, dans une rue paisible de Danbury (Connecticut), Sushil et Radhika Chetal, un couple en repérage immobilier, sont violemment pris en embuscade. Leur Lamborghini est bloquée, ils sont ligotés, battus, embarqués dans une fourgonnette, sous les yeux de témoins médusés. Parmi eux : un agent du FBI, en congé, qui alerte immédiatement les autorités.
Quelques heures plus tard, les suspects sont interpellés dans un bois voisin. Six jeunes hommes, venus de Miami, qui n’ont apparemment aucun lien avec leurs victimes. L’affaire intrigue la police : pourquoi s’en prendre à ce couple sans histoire ? Et surtout, pourquoi abandonner leur Lamborghini, intacte ?
Derrière l’enlèvement, un vol colossal de Bitcoin
La réponse arrive quelques jours plus tard. Le FBI soupçonne un lien entre cette agression et un piratage massif de cryptomonnaie, survenu une semaine plus tôt. Le montant : plus de 243 millions de dollars, subtilisés en quelques minutes.
La victime : un investisseur basé à Washington. Ciblé par une opération de social engineering sophistiquée, il a été piégé par de faux appels d’agents Google et Gemini. Pensant sécuriser ses fonds, il installe à distance un logiciel de prise de contrôle. Les hackers y découvrent un second portefeuille : 4100 Bitcoin accumulés depuis 2012. Tout est siphonné.
Une communauté née dans Minecraft
L’un des cerveaux présumés de l’opération est Veer Chetal. Dix-huit ans, fils des victimes du kidnapping. Étudiant brillant, discret, passionné par les voitures de luxe. Ses camarades le voient soudain arriver au lycée en Corvette, puis en BMW, puis en Lamborghini. Il dit avoir gagné de l’argent avec les cryptos. En réalité, il appartient à un groupe souterrain né sur… des serveurs Minecraft.
Depuis les années 2010, des réseaux organisés de jeunes joueurs se sont formés autour de faction servers, où s’affrontent des clans. Peu à peu, ces communautés ont développé un marché noir d’objets, de comptes rares, de pseudos ultra-courts — parfois revendus plusieurs milliers d’euros. Très tôt, ces échanges ont migré de PayPal vers le Bitcoin.
Le Com : du jeu à la cybercriminalité
Le groupe auquel appartenait Veer, surnommé le Com (pour Community), regroupe aujourd’hui des centaines de jeunes hommes issus du monde entier. Organisés sur Discord et Telegram, ils partagent des techniques de fraude : usurpation de carte SIM, piratage de comptes, escroqueries sur les cryptomonnaies.
Leur culture s’est formée dans les jeux vidéo : Minecraft, Runescape, Roblox, mais aussi dans les forums comme OGUsers, à la frontière entre compétition en ligne et cybercriminalité. Certains ont même recours à des violences physiques — kidnappings, agressions — pour régler leurs différends.
Un enquêteur atypique, issu du même univers
C’est ZachXBT, une figure énigmatique de la cryptosphère, qui remonte la piste du vol. Dès les premières alertes de transferts suspects, il identifie une série d’opérations visant à blanchir les fonds à travers plus de 15 plateformes. Sur X (ex-Twitter), il partage ses conclusions en direct avec ses 850 000 abonnés.
À partir de vidéos privées, il parvient à relier les pseudonymes du Com à des identités réelles. L’un des voleurs filme sa réaction lorsqu’il découvre le montant dérobé : “Oh my god, 243 millions !”. Dans une vidéo, l’un d’eux affiche par erreur son vrai nom : Veer Chetal.
Lamborghini, yatchs et bar à 500 000 dollars
Pendant ce temps, un autre membre clé du groupe, Malone Lam, originaire de Singapour, flambe à Los Angeles. Il achète des dizaines de voitures de luxe, dépense plus de 500 000 dollars en une seule soirée en boîte, arrose Instagram de billets et de champagne.
Les enquêteurs le traquent via des vidéos de soirées, repèrent ses mouvements, et finissent par l’arrêter à Miami. Dans le même temps, l’un de ses complices, Jeandiel Serrano, est interpellé à son retour des Maldives, où il passait ses vacances.
Quand la fiction dépasse le réel
Face à l’incroyable train de vie de leur fils, les Chetal sont devenus une cible. L’enlèvement visait, selon les autorités, à faire pression sur Veer pour récupérer une partie de l’argent volé. Le lien entre monde virtuel et violence réelle est désormais établi. Et les conséquences judiciaires s’enchaînent.
Cinq des six kidnappeurs ont plaidé coupable. Veer Chetal a été arrêté. Le Lamborghini qu’il conduisait — et dans lequel ses parents ont été attaqués — est désormais conservé comme pièce à conviction. Le Bitcoin dérobé, lui, a été placé sous le contrôle des autorités américaines.
Un avertissement pour les communautés en ligne
Ce que révèle cette affaire, au-delà de l’ampleur du butin, c’est l’évolution d’un écosystème numérique né autour d’un simple jeu de construction. Minecraft a vu naître des communautés entières, structurées, organisées — et parfois dérivant vers des activités criminelles.
“On est en train de passer d’un monde de petits escrocs à celui du crime organisé”, résume Allison Nixon, chercheuse spécialisée. Et cette mutation se joue aussi bien dans le code des serveurs Minecraft que dans les rues de Danbury ou les clubs de Miami.